Effervescence. C'était le mot de la journée ; chaque matin, depuis un peu plus de douze ans maintenant, Thomas et Basile retenaient le premier mot qui leur venait à l'esprit, faisant de ce même mot celui de la journée. Au début, les mots retenus différaient beaucoup. Et puis, au fil du temps, ils avaient noté qu'il n'était pas rare qu'ils aient le même. Dans ces moments-là, ils échangeaient un sourire complice. Ce matin-là, Thomas avait eu Effervescence, tandis que son colocataire, lui, avait opté pour un mot on ne peut plus british ; clever. Aux yeux du psychologue, ce mot n'avait rien de particulièrement beau. Ni d'intelligent, contrairement à sa signification. Le médecin légiste avait levé les yeux au ciel mais s'était abstint de tout commentaire. La journée était belle, il ne fallait pas la gâcher avec de tels enfantillages. Thomas n'avait pas semblé du même avis.
Il n'était pas sept heures que les deux colocataires avaient cessé de se parler ; chacun occupait un coin de l'appartement. Tout ceci avait ôté toute bonne humeur au psychologue consultant ; à vrai dire, il allait pour se faire passer pour souffrant lorsqu'il se souvint qu'il avait une séance avec l'agent Dashwood. Comme s'il avait besoin de ça. D'autant plus que la jeune femme s'était octroyé l'autorisation de manquer leurs derniers rendez-vous ; avec la chance qui volait au-dessus de sa tête ce jour-là, elle ne viendrait pas à celui-ci non plus, achevant le jeune homme. Comme son silence ne suffisait pas.
Thomas, recroquevillé dans son fauteuil, attendit que Basile quittât l'appartement pour sauter sur ses pieds. Il lança un regard à la fenêtre ; observa son colocataire s'éloigner. Le psychologue se renfrogna. Que Basile pouvait être susceptible ! De toute façon, clever ne comptait pas ; ils avaient convenu que seuls les mots américains pouvaient leur rapporter des points. Il finir par se détourner de son poste d'observation en faisant voler sa robe de chambre derrière lui. Il faisait beau, mais la journée ne pouvait que mauvaise.
Il s'habillait, ou plutôt, finissait de boutonner sa chemise noire, lorsque son portable vibra, offrant un écho fort désagréablement dans l'ensemble de l'appartement. Un fin sourire carnassier étira ses lèvres ; Basile demanderait-il pardon ? Thomas prit le temps d'épousseter les épaules de son vêtement avant d'aller, d'un pas traînant, chercher son cellulaire. Ses sourcils se froncèrent lorsqu'il vit le nom de l'expéditeur. Anjelika. Que lui voulait-elle à une heure aussi matinale ? Sa curiosité l'emportant sur le reste des émotions qui s'entrechoquaient dans son esprit, Thomas ouvrit le texto. Résous cette énigme petit Génie, si tu le peux. '&(&_ é"&é(&é éà&_é&&' é(é&&(&_ '&'&(( Un défi ? Soit ! Il le relevait. Il ne savait en refuser un, même lorsque sa bonne conscience le lui déconseillait. Il avait justement besoin d'un problème pour lui faire oublié les aléas de la dispute passée. Ses pouces survolèrent les touches du message qu'il composait. Défi relevé. Combien de temps ? L'avantage, avec Anjelika, c'était qu'il n'avait pas besoin de rédiger ses SMS entièrement ; ils avaient ce vocabulaire qui leur était propre. Ils se comprenaient.
La porte de l'appartement claqua, le jeune psychologue héla un taxi qui venait de terminer une course et se garait non loin.
« Behavioral Analysis Unit. »
L'homme lança la voiture. Le trajet dura trois quarts d'heure. Ce fut autant de temps que Thomas mit à profit pour réfléchir à l'énigme lancée par Anjelika. Trois heures. Elle lui avait donné trois heures pour la résoudre. Cela signifiait qu'elle était simple. Effroyablement simple, même. Le taxi s'arrêta, l'homme leva la tête, sortant de sa torpeur. Il offrit au conducteur les neufs dollars cinquante-trois qu'il lui devait, avant de quitter les inconfortables sièges en cuir. Alors qu'il pénétrait dans son lieu de travail, le jeune homme sortit de sa poche son téléphone. Il joua avec tout le temps que mit l'ascenseur pour le faire arriver à sa destination. Un sourire placide se profila sur son visage. Il avait trouvé.
Il effectua un détour, passa devant le bureau d'Anjelika, un sourire enjôleur sur les lèvres. Il plaqua son portable sur la table de travail de la jeune femme. Celle-ci baissa les yeux. Well done Dear. Your turn. Une lueur malicieuse traversa son regard.
« Tu sais combien de temps j'ai mis pour mettre au point cette énigme ?
─ Beaucoup, j'ose espérer. Ca rend ma victoire encore plus savoureuse. »
Ils échangèrent un sourire complice et Thomas se rendit jusqu'à son bureau. Tout ceci lui avait donné quelques idées quant au sujet de sa première patiente de la journée. Le jeune psychologue consultant prit place dans son grand fauteuil, attrapa un stylo et griffona sur un bout de papier. L'heure tourna sans qu'il ne s'en aperçût. En réalité, ce ne fut que lorsque la porte grinça qu'il se rendit compte que l'agent Dashwood était là. Il ne répondit pas à son salut ; il avait l'habitude qu'elle entre, lui balance une rapide formule de politesse. Le reste de la séance se passait dans un silence total. Il n'était pas pour forcer ses patients à parler, et se foutait un peu de l'enquête qui semblait attiser la curiosité de la Direction et que Dashwood tenait jalousement secrète. C'était pour cela qu'il ne comprenait pas pourquoi celle-ci gardait le silence. Un suivit psychologue était obligatoire pour tous les agents du Département.
Au bout de dix minutes, Thomas daigna enfin lever le regard vers la jeune femme ; il alla s'installer sur le divan, déposant au passage sa feuille volante sur la table basse. Dashwood ne désirait pas parler ? Soit. Elle pouvait toujours écrire, à moins d'être la personne la plus ennuyeuse de la Terre. Une petite énigme prouverait deux choses essentielles au psychologue ; que la jeune profiler n'était pas une machine, mais aussi qu'elle était réellement le petit cerveau que son dossier prétendait qu'elle était. Les gens intelligents étaient, parfois, plus intéressants que la normal. Mais ils étaient rares, ceux-là. Anjelika en faisait parti. Pensant à elle, Thomas sortit son portable, lui envoya l'énigme à elle aussi. Bats le record. Tu as deux heures. 3.23.62.61.22.6 1.33.63.93.52.3 Tout comme l'énigme d'Anjelika, tout était une question d'alphabet. Et de clavier.
Un sourire carnassier fendit ses lèvres ; qui, d'Anjelika ou de Dashwood, allait résoudre l'énigme la première ?