Elle rougit en entendant Kira dire qu’elle était impressionnée par toutes les études qu’elle avait faites. A vrai dire, elle, elle trouvait plutôt peu mais ne le dit pas : après, elle avait peur d’avoir l’air de se vanter. Sa main (doucement réchauffée par son gant) passa dans ses cheveux, et elle soupira : quelle idée avait-elle en tête pour sortir alors qu’il faisait si froid ? Ca lui avait permis de rencontrer Kira, oui, mais demain elle allait aussi rencontrer un rhume. En plus, Bradford était sur son dos et lui mettait la pression pour qu’elle finisse ses dossiers. Elle devait les finir, généralement, chez elle. Et après, on s’étonnait qu’elle se plaignait qu’elle n’avait pas une minute à elle. D’ailleurs, quand elle rentrerait, elle savait que le travail l’attendait. Elle adorait son métier, mais elle n’adorait pas son supérieur. Elle devait toujours tout lui rendre dans l’heure, et ne lui accordait presque jamais de congés. Sa main descendit lentement le long de ses baguettes blondes et finit sa course sur le banc enneigé. Elle balaya la neige poudreuse qui s’était déposée et, trop absorbée par sa tâche, n’entendit pas la jeune asiatique qui lui parla. Elle releva alors les yeux, et sentant à nouveau le vent l’envelopper en planter des couteaux de glace dans ses joues, elle se raidit. Comme si elle se transformait en bloc de glace. Ses yeux bleus posés sur son interlocutrice, elle la détailla enfin, vraiment. Elle avait de longs cheveux chocolat qui tombaient en cascade sur ses épaules, et un visage fin. Elle avait des yeux ébène, des lèvres roses et un joli sourire. Des joues rosies par le froid. Elle devait être un peu plus grande qu’elle – ce qui, soit dit en passant, n’était pas très dur – et certainement plus mince. Elle posa son regard sur son ventre. Elle n’était pas si grosse. Enfin, elle se trouvait horrible et tout le monde lui affirmait le contraire. Secouant la tête, elle fit tomber les flocons qui s’étaient logés dans ses cheveux d’or sourit.

- Les études que j’ai faites ne sont pas spectaculaires que ça… Il faut cinq ans de psychologie, et trois/quatre ans de criminologie. Si on fait un rapide calcul, j’ai fini mes études de psychologie, mais pas celle de criminologie. J’ai eu fini mon premier cycle d’étude à vingt-trois ans et je suis toujours en criminologie. Je n’ai que vingt-six ans… Donc je n’ai aucun mérite.

Elle trouvait toujours un moyen de se rabaisser. Elle détestait recevoir des fleurs ou se faire applaudir. L’ébauche d’un sourire se profila sur son visage et elle retourna ses yeux sur le chien à quelques mètres d’elle qui bavait en « souriant ». Sa queue balayait la neige derrière lui et il regardait ses maîtres, qui étaient assis sur un banc plus loin. En laissant son regard océan sur l’animal, elle continua :

- Il n’y a pas de mal à dire des proverbes dans une conversation ! J’en dis tout le temps.

Elle finit par à nouveau regarder Kira. Une buée blanche s’échappa de ses lèvres entrouverte et elle la regarda s’envoler. Puis, voyant qu’elle se glaçait sur place, se leva, et sourit à sa nouvelle rencontre.

- Vous venez faire un tour ? Si je reste assise plus longtemps, je crois que je vais me transformer en glaçon.

A mesure qu’elle avançait, Ashley se réchauffait. Ses mains dans ses poches, ses cheveux volant au vent et son esprit ailleurs, elle ressemblait fort à une actrice dans un film en train de faire une déclaration à son amour de toujours. Sauf qu’elle était loin d’être actrice, elle était nulle en théâtre. La seule fois où elle avait essayé d’en faire, son professeur avait fait une dépression. Elle avait alors compris que le cinéma ne serait pas sa vocation. Et elle était loin d’avoir un amour de toujours. Elle n’avait même jamais eu d’amour tout court. Certaines filles, ça les dérangeait d'être seules, mais pour elles, être en couple, c’était juste un jeu : dans un sens, ce n’était pas faux, dans un autre, ça l’était. Une relation devait être sérieuse et réfléchie. Il faut que les deux personnes s’aiment, que ça soit sincère, qu’on soit sûr d’avoir… En y pensant, ça ne l’étonnait pas qu’elle n’ait jamais eu de relation. Elle était très exigeante. Soupirant, elle fixa le chemin devant elle, et faisant fi de la présence de Kira à ses côtés, ses lèvres s’entrouvrirent mais aucun son ne sortit. Puis, un murmure, une mélodie. Elle chantait. Ce qui lui arrivait rarement. « We have the answer to all your fears, it's short, it's simple, it's crystal dear, it's round about, it's somewhere here, lost amongst our winnings. » O’Children de Nick Cave. Le plus beau slow à ses yeux. Triste, mais beau. Petite, un de ses rêves était de pouvoir un jour danser dessus avec son petit ami. Se laissant plonger dans la beauté de la chanson, la mélodie sortit toute seule de sa bouche et elle battit la mesure avec sa main en tapant sur sa cuisse. Un sourire lointain flottant sur les lèvres. En gros, Ashley Seaver partait dans un monde qui n’appartenait qu’à elle.
Elle arrêta sa chanson quand elle se souvint, brusquement, qu’il y avait quelqu’un à côté d’elle et s’excusa en rougissant, mais en souriant. Au moins, si Kira la trouvait bizarre, elle partirait en courant tout de suite. Parce que pour l’instant, elle n’avait qu’un petit aperçu d’elle : mais la jeune blonde était du genre à se mettre à danser dans sa cuisine alors qu’elle préparait le dîner, à dormir jusqu’onze heures enroulée dans sa grosse couette, à ne pas pointer le bout de son nez dehors quand il fait trop froid, à se mettre à rire sans raisons apparentes. Elle tourna lentement la tête vers son amie ( Oui, maintenant, elle la considérait entièrement comme son amie ), elle vérifia qu’elle était toujours là. Elle ne rougissait plus quand elle faisait une bêtise avec elle maintenant, vu qu’elle se sentait bien avec elle.

- Ce n’est pas ma faute, j’adore cette chanson. Je l’ai en tête depuis ce matin, je n’ai pas pu m’empêcher…

Elle riva son regard bleu sur le paysage qui défilait à mesure qu’elles avançaient, les arbres couverts de neige, les enfants qui faisaient des batailles, les couples qui se baladaient, les canards qui caquetaient dans la marre. La vie suivait son cours normal. Des gens se retrouvaient, des gens se disputaient, des gens s’aimaient, des gens jouaient, des gens riaient. Des gens étaient en guerre contre le mal, d’autres contre le bien, certains en train de risquer leur vie, d’autres en train de naître ou encore en train de mourir. Tellement de gens, mais pour l’instant, Ashley n’avait envie que de rester avec Kira, tellement elle se sentait bien avec elle.

Hiver. Généralement, on passe cette saison chez soi, en train de boire une boisson chaude au coin du feu. A dévorer une bonne brique de la littérature. Ou dans les bras de son amant. En se faisant des tas de baisers. Son regard se posa sur le couple qui roucoulait sur un banc non loin d’elles deux. Elle n’avait jamais eu de petit ami. Pas officiel. Elle avait eu Julie - mais c’était un cas à part -, et… C’était tout. Bien qu’elle était courtisée par de nombreux prétendants, elle était exigeante. Elle n’avait jamais embrassé quelqu’un. Ses joues devinrent vermeilles en pensant à ça. Elle passa sa main à nouveau dans ses cheveux et un sourire se dessina sur son visage. En voyant son amie compléter, sa chanson, elle partit d’un éclat de rire avant de continuer : « Hey little train! Wait for me! I was held in chains but now I'm free, I'm hanging in there, don't you see, in this process of elimination » Elle tourna sur elle-même et les flocons se déposèrent sur ses bras déployés. Elle ne frissonna pas, dans sa chanson. Ses yeux bleus se posèrent sur le couple qui avait arrêté de s’embrasser pour la regarder et elle leur tira une grimace : quels coincés ! Pour finir sa prestation dans les règles de l’art, elle souffla les quelques flocons qui s’étaient déposés sur sa main dans le vide, et ils s’envolèrent avant de finir lentement leur course sur le bitume froid. Relevant les yeux vers son amie, une étincelle de gaieté dans les yeux, elle s’excusa à nouveau.

- Je suis aussi étonnée que vous en ce qui concerne la chanson. Personne ne connais dans mon entourage, et on me traite de folle quand je la chante.

Elle tourna de l’œil pour apercevoir que le couple sur le banc vert avait recommencé à mélanger leur salive. Ce qui lui tira une grimace. Ils avaient déjà oublié son interruption. Elle leur tira la langue, avant de se rendre compte qu’elle et Kira avaient arrêté de marcher et qu’elle avait de nouveau froid. Elle désigna la route d’un geste de la tête, et elles reprirent leur marche.

- Je déteste l’amour ! dit-elle en désignant les deux personnes qui s’échangeaient des regards langoureux. Pouah !

Elle se tut un instant en regardant la moue fascinée des deux personnes.

- Enfin, je suis une célibataire endurcie. Mais là… C'est carrément dégoûtant.

En sentant la main de Kira se poser sur son menton, elle frissonna. Elle croyait être passée inaperçue, pourtant… Maintenant, elle profitait du contraste entre la main chaude de la jeune asiatique avec le vent froid qui faisait voler ses longs cheveux. Elle respira un grand coup, les larmes ne voulant plus s’arrêter de couler sur ses joues froides.
« Tout ira bien, fait moi confiance »
Comment pouvait-elle en être aussi sûre ? Elle voulait intégrer la Behavioral Analysis Unit. Quelles étaient ses chances d’y arriver ? Comparée aux profiler de génies qui y travaillent, aucunes. Elle se réveillait chaque nuit, prise d’horribles cauchemars, et la seule chose qui la réconfortait après ça était sa peluche qu’elle a depuis ses trois ans, Mr. Binky. Bien qu’elle aurait voulu quelqu’un qui vienne la réconforter, la prendre dans ses bras, c’était l’inverse. C’était elle qui réconfortait son doudou. Elle n’avait presque pas d’amis, et ne risquait pas d’en avoir, vu le temps qu’elle passait à l’intérieur en train de remplir ses dossiers. De nouvelles larmes affluèrent dans ses yeux mais elle les essuya et prit une grande inspiration qu’elle voulait la plus naturelle possible, avant de relever doucement la tête. Souriant à son amie, elle reprit doucement sa marche, et sentit les sillons laissés par ses larmes s’en aller.

- J’aurai voulu faire de la musique… J’ai toujours aimé mais…

Elle se coupa dans sa phrase. Son père ne voulait pas qu’elle joue d’un instrument, en fait. Et elle ne voulait pas le dire. Elle n’évoquait jamais son père. Certains pensaient qu’il était mort ; ils n’avaient pas tort. Dans son cœur, il était mort. Et même en réalité il l’était. Ses poings se serrèrent et elle dut se retenir de ne pas verser de nouvelles larmes. Elle était trop sensible, elle le savait. Et c’était cette même sensibilité qui la rendait si vulnérable face à tout le monde… A la portée des moindres critiques.

- On n’avait pas assez d’argent pour payer les cours … Et quand mon père est… Parti, encore moins.

Elle n’employa pas le terme « arrêté ». Kira avait certainement du entendre l'hésitation dans sa voix, mais elle pria tous les Dieux qu'elle connaissait pour qu'elle ne relève pas. Elle aurait trop mal, elle n'aurait pas la force mentale et physique de lui expliquer. Un sourire nostalgique se profila sur son visage et en entendant la réponse de Kira, elle rigola doucement.

- Il y a quand même des avantages à être en couple… dit-elle avec une petite mimique. Dans un jour comme aujourd’hui, ce serait chouette que tu puisses te lover dans les bras de ton âme sœur pour te réchauffer.

Elle désigna les deux amoureux sur le banc, maintenant assez loin d’elles deux. La question de son interlocutrice la surprit : elles étaient connectées ? Ses yeux bleus scrutèrent les alentours, à la recherche d’un quelconque endroit où se réchauffer. N’en trouvant, elle sourit, se tourna vers la jeune brunette, et saisit ses clés de maison.

- Apparemment, il n’y en a pas dans les alentours… Mais j’habite à deux pas d’ici… Tu veux venir te réchauffer ? J’ai du chocolat chaud et des brioches.

Lui offrant un regard de chien battu et un sourire d’ange, elle désigna son loft qui donnait vue sur le parc. On le voyait en partie.

Tout le monde dit que la vie est un cadeau, quelque chose dont il faut profiter, qu’on en a qu’une. Ashley partageait cet avis, en partie. De nombreuses fois, l’idée qui suicide lui avait frôlé l’esprit : surtout après l’arrestation de son père, ce mot revenait la hanter. Mais dans des moments pareils, ont a toujours quelqu’un à qui se raccrocher. Un ami, un petit-ami, une mère, une sœur, n’importe qui. Elle, elle avait été seule quand le blues l’avait prise dans ses bras. Recroquevillée dans son lit, la musique à fond, c’était des instants comme ça que la jeune femme aurait voulu avoir Kira. Ses yeux étaient posés sur la route qui défilait sous leurs pieds, mains dans les poches, elle lançait de temps à autres un regard à son amie. Approuvant ses paroles, parfois, lui souriant. Elle avait l’impression de faire un retour en arrière, quand sa vie n’avait été qu’un trou noir, un vide intersidéral. Elle ne parlait jamais de ses peines. Ni de son père. Cela ne changerait rien. « Ca fait du bien de parler, je t'assure ! ». En reparler, se rappeler de tout, se rappeler de chaque moment, de chaque instant, les décrire, mettre des mots dessus, s'efforcer d’expliquer à une personne qui ne comprendrait sûrement rien et qui ne pourrait jamais comprendre, ne lui ferait aucun bien. Elle le savait. Ressentir, se souvenir. Ces deux verbes englobaient la vie de plus d’un homme. Si pas de tous. Longtemps, elle avait cru que cacher sa peine était le meilleur remède, le baume le plus efficace pour s’en sortir, mais elle savait que non, maintenant. Cependant, elle le faisait toujours. Se souvenir. Les souvenirs revenaient, pendant la nuit. Ces nuits interminables où les sueurs froides la prenaient, ou ses cris transperçaient la nuit. Ressentir. Ressentir la douleur, ressentir son âme rongée de remords. En entendant que Kira acceptait son invitation, elle tourna, direction son loft. Sans se départir de son sourire chaud et de cette étincelle joyeuse dans les yeux, elle finit par rompre le silence, et interrompre le fil de ses pensées.

- Je ne sais pas… Je n’en ai pas vraiment profité. Je dois l’avouer ! J’étais toujours dehors, je ne rentre chez moi que pour dormir.

Plus elles se rapprochaient de son immeuble, plus elle avait peur de la réaction de son amie face à son loft. Qu’en penserait-elle ? Est-ce que la décoration lui plairait ? Elle n’avait jamais eu peur pour ça, très peu de gens savaient la connaître assez pour qu’elle leur propose de pénétrer dans son antre. Elle essaya de se rappeler la maison, quand elle l’avait laissée : des livres un peu partout, des coupures de journaux parlant des meurtres de son père, quelques cartons traînant dans le salon. Au pire, elle pourrait dire, si Kira lui demandait pourquoi elle s’intéressait à Charles Beauchamp, que c’était de la documentation pour sa thèse. Oui… Elle avait plus ou moins essayé de commencer un thèse sur son père. Sur les tueurs en série en fait. Elle connaissait assez le sujet. Elle remarqua alors qu’un silence avaient cassé la relation qu’elles entretenaient depuis une heure et ses lèvres légèrement bleuies par le froid s’ouvrirent pour chasser ce blanc :

- J’ai toujours voulu avoir un chien…

Quelque chose sans importance. Mais elle voulait à tout prix que leur amitié dure. Elle voulait quelqu’un à qui téléphoner à n’importe quelle heure, quelle qui la guiderait, une meilleure amie. Elle n’y croyait plus, à l’amitié. Mais Kira était différente, gentille, douce, affectueuse. Rapidement, trop rapidement à son goût, elles se retrouvèrent devant sa porte et elle l’ouvrit. Les couleurs chaudes du salon accueillirent la jeune asiatique, et elle lui sourit. Enlevant ses chaussures couvertes de neige et son manteau, elle se dirigea vers la cuisine pour préparer les chocolats chauds. Elle lança à l’intention de Kira :

- Fait comme chez toi !

Elle mit les brioches sur un plateau et une fois que les boissons chaudes furent prête, alla dans la salon. Kira regardait les photos qui trônaient sur les meubles avec un certain intérêt. Fronçant les sourcils, Ashley posa le plateau avec leur « goûter » sur la table basse, jeta un coup d’œil au-dessus de l’épaule de son amie et un sourire étira ses lèvres en voyant qu’elle regardait la photo d’elle et sa mère en train de faire une tentative de cuisine. Il y avait de la farine partout et la mini-Ashley montrait le résultat des deux heures passées dans la cuisine : une sorte de pâte plate avec quelque chose qui ressemblait à de la confiture dessus.