Thomas s‘émerveillait d’un rien. Le menton relevé vers les lampions colorés de la fête foraine, il traçait un chemin zigzaguant à travers la foule, bousculé à en perdre l’équilibre. Son regard se perdait dans les néons rouges et verts, dans les guirlandes de lumières, dans les affiches de clowns hilares. Deux dollars pour monter dans le train fantôme ! Six pour les montagnes russes ! Les auto-tamponneuses étaient quasiment gratuites. Thomas s’était attardé à un stand de barbapapa et avait cédé à la tentation. Vilain garçon. Les doigts pleins de sucre rose, il continua sa petite ballade innocente. La fête foraine était le rendez-vous de tous les adolescents. Quantico était une ville minuscule où les jeunes n’avaient que leur réseau et ça pour s’amuser. Mais d’avantage qu’une affluence d’hormones, c’était là que Thomas trouvait le courage de passer outre sa timidité. Dans la joyeuse cohue humaine, il cherchait avant tout la chevelure de blé qu’il avait miraculeusement ramassé près d’une attraction.

Thomas savait tout de Marilyn. Son nom, son prénom, ses origines, ses habitudes. Il savait où elle logeait, connaissait son emploi du temps et ses périodes d’errance. Thomas avait suivi ses pas, sans comprendre pourquoi. Ni comment. Il s’était propulsé de lui-même dans sa vie et avant la fête foraine, ignorait comme l’aborder. Chaque tentative désespérée se soldait par une peur panique du rejet. Pourtant, elle avait l’air aimable, charmante. Marilyn était belle. Elle avait l’allure d’une artiste avec ses bracelets en cuir et sa mèche encitronnée. Finalement, ce fut en anonyme qu’il aborda la jeune femme, comme on aborde n’importe quel étranger. L’élocution de ses mots respirait la fraicheur et la vie. Thomas n’avait pas fini d’admirer ses bonds naïfs. Mais encore trop craintif pour aller lui tirer un mot en plein jour, il avait continué à flâner dans les fêtes foraines dans l’espoir de la retrouver. Il se gardait alors de donner son identité et refusait de laisser Marilyn la lui donner. Parce qu’il savait déjà tout et qu’il craignait qu’elle ne le découvre. Thomas avait appris à refouler ses épanchements. Il avait appris que l’affection passionnelle faisait peur. Alors il se taisait et faisait comme si.

Thomas avait trouvé ce qu’il cherchait parmi la foule affluente. Il avait reconnu ce débardeur et la cingle de cuir autour de son cou. Marilyn, étrangement, ne se séparait jamais de cet appareil photo. Thomas confrontait cette vocation artistique à son besoin personnel de garder une image glacée de ce qui lui inspirait émotion. Ca n’avait rien de comparable mais il se sentait rassuré de penser que tous deux avaient quelque chose en commun. Comme un sujet abordable lorsque le silence gêné monterait, un jour.

Thomas se faufila entre les sacs et les poussettes. Se glisser jusqu’à Marilyn aurait été l’affaire de quelques secondes mais par espièglerie, il s’essaya à se faire le moins remarquer possible. Il arriva discrètement dans son dos. Marilyn faisait quasiment sa taille. Thomas se demanda si c’était lui qui était petit ou elle qui était grande. Il oublia. Alors il attrapa la ceinture de la jeune photographe et retourna son bassin vers lui pendant qu’il cachait son visage derrière le nuage rose.

Holà ! Il se courba soudain d’une longue révérence maladroite et tendit le bâton de sucre à son amie de fortune. Je t’ai manqué, princesse ?

A certain moments, une fanfare entrainante lui parvenait, entrecoupée du brouhaha de la foule. Les vibrations lui frappaient l’oreille avec une force régulière et agréable. Les gens tournaient, dansaient autour de lui. Se mêlaient comme une bouillie humaine indistincte, comme une brume grouillante et vivante. Il n’y avait que lui. Lui et elle. Il se pencha pour recevoir ses lèvres, tourna à demi la tête, grisé d’audace, manquant de peu le contact. Tant pis, il se redressa et passa le bras sur son épaule frêle. Il la serrait bien, par peur qu’elle ne se détache de lui, emportée par la vague frétillante. Marilyn ne le connaissait pas. Du moins, de très peu. Elle ne savait rien de lui, de sa vie, de ses loisirs. Elle savait qu’il aimait la barbe à papa, le chocolat et les manèges à fortes sensations. Elle savait que le train fantôme lui faisait peur et qu’il fermait les yeux à chaque fois qu’il devait y passer. Elle savait qu’il était plus vieux. Thomas songea qu’il avait l’âge d’être son père. Alors il s’imagina la tête du père de Marilyn et se gifla mentalement pour avoir cette frétillante envie de demander.

L’adolescente sautillait, dansait. Elle était joyeuse et explosive. Elle pétait d’une énergie folle. Son carburateur était plein. Ses yeux roulaient d’excitation. Elle ne tenait pas en place. Thomas lui souriait franchement. Il s’attendrissait et éclata de rire lorsqu’elle ramassa le papier du hot-dog. Le bout de la viande s’échappait dangereusement de son emballage. Il passa la main dessous par précaution mais se résout à faufiler les doigts dans les siens et à aller le jeter de lui-même à la première corbeille en vue. Le chien lui faisait de l’œil. Lorsque la saucisse s’écrasa sur le béton, l’animal tira sur sa laisse, vorace. Il revint et glissa une main naturelle dans la poche arrière de Marilyn.

Mieux depuis que je t’ai trouvé. Tu sais quoi ? Ça fait trois quarts d’heures que je te cherche. J’avais peur que tu ne sois pas venue. Tu me ferais pas ça, hein ?

Il ajouta qu’il était heureux qu’elle soit là. Qu’il se serait vachement ennuyé sans elle. C’était normal, hein ? Normal. La fête foraine, c’était leur rendez-vous tacite. Leur petit moment à eux, non ? Il ne fallait pas briser ça. Jamais. Thomas considérait tout ça comme un serment silencieux mais solennel. Un pacte qu’ils avaient passé dans le secret, comme de quelque chose d’évident. Je signe. Hop. A la vie, à la mort. Pour illustrer la satisfaction d’être avec elle, il lui embrassa la joue, sa main coiffant ses longs cheveux blonds. Il l’entraina alors avec lui dans la joyeuse cohue de la foire, le pas dansant et enthousiaste.

Et toi ? Tu vas bien ? J’ai pensé à toi la dernière fois. Un chinois qui prenait des photos du ciel. Je crois que les chinois sont dingues. La dernière fois, j’en ai vu un qui photographiait un chien. Tu crois qu’ils préparent quelque chose ?

Thomas pencha le dos en avant et attrapa avec les dents un morceau de nuage rose. La vapeur sucrée fondait comme de la glace de licorne dans sa bouche. Ca pétillait, ça coulait. Une rivière de candeur. Bienvenu à la maison. Puis il y pensa. Ferma les doigts sur l’appareil de Marilyn et approcha son visage du sien, cadrant à l’aveugle leur frimousse de gosses. Cheese ! Le flash lui brûla violemment la rétine, il eut un mouvement de recul. Le monde des couleurs lui revenait doucement qu’à peine il se jeta sur la main de la jeune femme pour la tirer vers des montagnes russes.

Allez ! Viens, viens, viens ! Je veux faire ça ! Grouuuille, ils vont partir sans nous !